C’est une histoire née dans la nuit des temps, une ère glaciaire, quand le Rhône s’écoulait à quelques encablures de son lit actuel, serpentant sur les terres de ce qui deviendra Meyzieu. Puis le cours d’eau s’en alla, abandonnant sur place galets et sables.
Bien des lunes plus tard, ces pierres traîtresses et ces grains abrasifs causaient du souci à Jean Curtat, agriculteur du coin. Son fils, Michel, lassé de voir le paternel s’échiner à reforger sans cesse ses outils, eut une idée. Il travaille alors dans le carbure de tungstène : il adapte le matériau aux charrues. L’intuition était un coup de maître. Nous sommes le 31 décembre 1985. L’entreprise Agricarb est officiellement née.

« Avant mon père, personne n’avait penser à industrialiser l’usage du carbure dans le monde agricole. Au début, c’était dénigré, cher. Il passait pour un farfelu. Les constructeurs s’y sont mis après l’an 2000. Et aujourd’hui, ce n’est souvent plus une option, c’est devenu standard », raconte Lionel Curtat, le fils du fondateur. Il passera la main en septembre, en ayant assuré la transition après le rachat d’Agricarb par Ceratizit, groupe luxembourgeois 4e mondial du secteur.
L’inusable patriarche travaille toujours, lui, à côté des locaux d’Agricarb, chez Polyprofils, société spécialisée dans la frappe à froid et le laminage. À 80 ans, il est toujours le premier arrivé et le dernier parti.
Une matière première rare
Aujourd’hui, Meyzieu n’abrite ni glacier, ni le Rhône. Même les fermes s’évaporent : il n’en subsiste qu’une seule. C’est une zone industrielle aux anonymes bâtiments cubiques qui cachent des pépites. Agricarb occupe trois d’entre eux : logistique, production des plaquettes et assemblage. La matière première est la clé, surtout quand 70 % de la réserve mondiale est détenue par la Chine. Agricarb en consomme 80 t par an.

« Sécuriser nos apports est la principale raison de l’arrivée de Ceratizit, avec qui nous collaborions déjà de longue date », explique Lionel Curtat. Le recyclage connaît également un essor formidable. Car le tungstène est rare : pour justifier de l’ouverture d’une mine, il suffit que la roche en contienne… 0,3 % !
Le tungstène arrive en poudre. Soulever un seau est traître. À volume égal, c’est deux fois plus lourd que l’acier. Son nom vient d’ailleurs du suédois tung et sten soit « pierre lourde ». C’est un alliage. Il y a 5 % de carbone, parfois du nickel, du cobalt… Agricarb a sa recette.
Les grains, de moins d’un micron à 10 microns, doivent être sphériques, fluides. Le mélange contient 2 % de paraffine, qui sert de liant. Quatre presses le compactent ensuite en plaquettes de la forme voulue. Il faut voir large : la taille diminue de 20 % à la cuisson. Le carbure est alors « cru », fragile comme une craie. Un passage au four à 1 450° pendant 22 heures le durcit. Un coup de chaud presque à vide : de l’argon est injecté pour évacuer la paraffine. « Nous ne sommes que deux en Europe à partir de la poudre jusqu’au produit final », souligne Lionel Curtat.
650 000 pièces « carburées » par an
Les plaquettes sont acheminées vers l’atelier d’assemblage, une usine tout en longueur de 130 m. 80 % des pièces qui seront enrichies en carbure sont achetées à des forges, le reste est conçu sur place, pour les formes les plus simples ou du sur mesure. L’assemblage se fait par brasure. C’est du laiton chauffé à 900° qui fait office de « colle ». Avec une baguette isolante, les opérateurs ajustent le carbure en direct.

« Contrairement à une soudure classique, les matériaux ne se mélangent pas et gardent leurs propriétés intactes », confie Nicolas Pournin, le directeur technique. 650 000 pièces « carburées » sont fabriquées chaque année. Si le travail manuel reste très présent, des robots apparaissent : ouvriers et ingénieurs collaborent pour leur déploiement.
Agricarb rayonne aujourd’hui sur l’Europe et jusqu’au Japon. 95 % de ses références sont en stock, expédition garantie le jour de la commande. « Le succès que nous rencontrons en France, nous pouvons le reproduire ailleurs », assure Pierre-Laurent Chanal, le directeur général.
En ligne de mire, les États-Unis, où le carbure de tungstène reste quelque chose d’exotique dans l’agriculture. « C’est marginal chez eux, raconte Arnaud Wynands, le directeur commercial France. Il y a un travail de pédagogie et de vulgarisation à faire ». Première leçon : le carbure de tungstène est partout. Regardez au bout de votre stylo : la petite bille de 0,8 g, c’en est aussi !