« L’aile de papillon de Washington est en train de bouleverser l’économie mondiale »
Par le prisme de la guerre commerciale lancée par Donald Trump, l’économiste Thierry Pouch analyse le recul de la puissance agricole US à l’export, la reconfiguration des rapports de force entre grands blocs économiques, et le poids croissant des risques géopolitiques.
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Lors de la journée que l’Idele a consacrée aux marchés mondiaux du lait et de la viande le 11 juin, Thierry Pouch, responsable du service Études économiques et prospective à Chambre d’agriculture France, a dressé un panorama du contexte économique international et a décrit une « chaîne de crises, une chaîne de chocs » : crise sanitaire, guerre en Ukraine, et politique tarifaire de Donald Trump comme point d’orgue de « cinq années de turbulences commerciales ».
« Pourquoi cette agressivité commerciale ? », interroge-t-il. En réalité, les mesures protectionnistes du président américain se situent « dans la continuité de ses prédécesseurs » et concrétisent l’inquiétude des États-Unis face à la montée en puissance d’autres nations, notamment la Chine.
À l’origine de cette inquiétude et de la radicalité trumpienne, il y a « la dégradation ininterrompue de la balance commerciale des marchandises US depuis les années 80 ». En 2024, le déficit commercial du pays a ainsi plongé à — 1 213 Md$.
Féroce concurrent sur l’échiquier économique mondial, la Chine affiche de son côté un excédent commercial historique approchant les 1 000 Md$. « C’est le premier exportateur mondial de produits manufacturés, on peut considérer que c’est une hyperpuissance commerciale », souligne l’économiste. Un statut qui l’avait placée dans le viseur de Trump dès son premier mandat.
De retour à la Maison blanche, il a annoncé en avril 2025 des droits de douane très élevés à l’encontre des produits chinois, Pékin a riposté par des mesures de rétorsion, puis les deux nations ont amorcé une désescalade : « cette fois, on se met autour de la table pour essayer de discuter et de trouver un compromis ».
Au-delà du déficit commercial US et des tensions avec l’adversaire chinois, Thierry Pouch pointe la perte de vitesse de la puissance agricole américaine à l’export. Fait inédit depuis les années 1950, le pays affichait en 2024 un déficit commercial agroalimentaire de 32 Md$. Il pourrait atteindre 70 à 80 Md$ d’ici à dix ans, selon les projections de l’USDA.
« Fin du food power américain »
« On peut se poser des questions sur la fin du food power américain, où ils étaient ultra dominants » et on assiste à « une recomposition de la hiérarchie mondiale des nations exportatrices de produits agricoles et alimentaires ».
De 17 % des exports agroalimentaires mondiaux en 1980, les USA sont tombés à moins de 9 % en 2023. Le Brésil les talonne (6,8 %), tandis que l’UE continue de dominer mais stagne. En parallèle, le Mexique, le Canada et l’UE sont les principaux fournisseurs de produits agricoles et agroalimentaires pour les États-Unis, avec plus de 20 Md$ en 2025, suivis par la Chine, le Brésil ou encore l’Australie (4 à 20 Md$).
C’est dans ce contexte que le président américain a lancé son offensive tarifaire en avril 2025 : « il a trouvé un moyen ancien, qui consiste à frapper là où ça fait mal en augmentant les droits de douane ». Ils atteindraient 15,4 % du PIB américain au troisième trimestre 2025, un retour au niveau de… 1938. Ils n’étaient qu’à 2 % du PIB avant la réélection de Trump.
Sa stratégie est de taxer les importations pour inciter à consommer local – quitte à ignorer les limites de la production nationale -, et de réduire le déficit budgétaire en faisant payer les concurrents.
Les conséquences économiques de ces annonces sont vite apparues. La Banque mondiale prévoit pour 2025 une croissance au plus bas depuis la crise de 2008, l’OMC anticipe une contraction de 0,2 % du commerce mondial, et cette situation remet sur le devant de la scène « le bon vieux débat du protectionnisme contre la croissance ».
Elle a tout de même apporté « une bonne nouvelle pour les factures énergétiques » : l’effondrement du prix du baril de pétrole au printemps, sous l’effet conjugué de la faible croissance mondiale, de ces tensions commerciales, de la politique des pays producteurs de pétrole et des sanctions européennes contre Moscou.
Une bonne nouvelle à nuancer néanmoins au vu du contexte géopolitique. Car depuis, les cours du pétrole se sont envolés avec l’escalade des affrontements au Moyen-Orient, puis ont à nouveau dégringolé fin juin à l’annonce d’un cessez-le-feu entre l’Iran et Israël.
D’ici au 9 juillet, l’UE négocie
Autres conséquences : « le climat des affaires s’affaiblit, avec une multiplication des défaillances d’entreprises », les marchés financiers sont très nerveux, l’or redevient une valeur refuge dans ce climat incertain.
Et l’Union européenne dans tout ça ? Face à la guerre commerciale lancée par Trump, « ça négocie, ça négocie beaucoup ! ». Et si la négociation échoue et que les hausses tarifaires américaines sont maintenues, Bruxelles a préparé une liste de produits agricoles et industriels US, pour une valeur de 100 Md€, auxquels elle appliquera des mesures de rétorsion.
La Commission envisage aussi de déposer une procédure pour différend commercial à l’OMC, mais « on peut se demander si cela pourra aboutir étant donné que l’organe de règlement des différends ne fonctionne plus » !
Dans le même temps, les entraves commerciales envisagées par les États-Unis semblent pousser certains pays de l’UE à revoir leur position sur l’accord avec le Mercosur, promesse de débouchés assurés face à la fermeture du marché US, « au point que la France est de plus en plus isolée ».
« Ça fait des vagues ! L’aile de papillon de Washington est en train de bouleverser l’économie mondiale… », note l’expert. Qui alerte sur deux points majeurs à garder en tête dans ce monde « fractionné et très incertain ».
D’abord, « les entreprises, y compris agricoles, doivent maintenant intégrer les risques géopolitiques (qui) se multiplient, s’installent durablement, et nécessitent de s’entourer de gens compétents pour les détecter, les anticiper et s’y adapter ».
Ensuite, il estime qu’au-delà du court terme, « une nouvelle architecture mondiale est en train de s’écrire », marquée par « un affrontement pour la succession des États-Unis », des « jeux d’alliance qui se font ou se défont », et finalement « une crise d’hégémonie » économique, agricole, monétaire, technologique et militaire qui « aura évidemment des ricochets sur le positionnement et la pérennité de l’UE. »
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