Surplombant la vallée de la Marne, qui s'étend de Château-Thierry (Aisne) à Epernay (Marne), les parcelles de Hautvillers n'appartiennent plus à l'abbaye depuis longtemps, mais continuent de regorger, entre autres, de pinot noir. Dans les vignes escarpées et sous un temps maussade, des "hordons" de travailleurs saisonniers s'activent depuis lundi matin et comptent vendanger pendant encore une semaine.
Trois cents ans plus tôt, l'abbaye, qui appartient aujourd'hui au groupe LVMH, comptait 21 hectares de vignes, mais ces dernières ne produisaient à l'époque qu'un simple cru local sans prétention. "Le vin de Champagne n'était pas très apprécié: on lui préférait les vins de Bourgogne et de Bordeaux", raconte Krystyna Kolos, guide de l'abbaye depuis une vingtaine d'années.
"C'était un vin très léger, pétillant naturellement mais sans que l'on sache pourquoi, donc surnommé +le vin du diable+, et puis sa couleur était indéterminée: ni blanc, ni rosé", précise-t-elle. C'est grâce à Dom Pierre Pérignon (1638-1715), entré à l'abbaye comme simple moine bénédictin en 1658 puis nommé procureur (chargé de surveiller le vignoble) et cellerier en 1668, que le vin de Champagne va devenir le vin des rois... et le roi des vins.
Dom Pérignon y ajoute quelques grammes de sucre et soudain les bulles se multiplient, créant ce "vin fou" toujours aussi apprécié aujourd'hui: c'est la naissance de la méthode champenoise, ou champagnisation. Mais, au-delà de cette invention "pétillante", c'est toute une série de prouesses techniques que réalise le moine au sein de son abbaye, créant une véritable révolution dans ce qu'on appellera bientôt "le vin de Père Pérignon" et qui prendra le nom de "Champagne" au début du 20e siècle.
Ainsi, il est le premier à utiliser les raisins de Pinot noir pour en faire du vin blanc, grâce à un pressurage délicat et en plusieurs fois. Il initie également l'art de la bouteille (le champagne n'était autrefois vendu qu'en tonneaux) et de la flûte, pour laisser pleinement les bulles s'exprimer. Il diminue les rendements sur les vignes, passant de 20.000 kilos de raisins par hectare à 13.000, préférant moins de raisins mais de meilleure qualité. Surtout, Dom Pérignon crée l'assemblage, ce savant mélange de diverses cuvées issues de crus et cépages différents qui permet d'obtenir les goûts les plus délicats et est aujourd'hui la régle d'or en Champagne.
Très vite, le succès est tel que les Anglais en redemandent, tout comme, côté Français, le roi Soleil, Louis XIV, puis la Marquise de Pompadour, qui l'imposera dans les dîners mondains. Plusieurs fois brûlée et dépouillée de son domaine, l'abbaye de Hautvillers sera désertée à la Révolution par les moines. Bien des années plus tard, en 1823, Jean-Rémy Moët la rachètera puis l'offrira à son gendre Pierre-Gabriel Chandon, qui y fera installer sa famille jusqu'en 1940. Aujourd'hui, leurs descendants rendent hommage au célèbre moine avec une cuvée de prestige qui porte son nom, réalisée à partir des meilleurs millésimes et vieillie pendant huit ans. Clin d'oeil à l'histoire, la cuvée rassemble 17 grands crus de la région, et un dix-huitième, moins bien classé mais à valeur hautement symbolique: celui de Hautvillers. |
