Sous le soleil de septembre, six enrouleuses automotrices avalent en ligne le lin qui sèche depuis six semaines sur le sol de cette parcelle du plateau du Neubourg (Eure), soulevant un nuage de poussières. "S'il le faut, on travaillera jusqu'à minuit pour le mettre à l'abri avant l'orage", dit Didier Lamerant, le PDG de la Linière du Ressault qui surveille les opérations. Depuis quelques jours, les balles de lin de la récolte 2005 commencent à s'entasser dans les hangars de son entreprise, qui est l'un des principaux teilleurs de Normandie. Ici, les machines à teiller, comme les enrouleuses, les arracheuses et les retourneuses qui sillonnent les champs sont flambant neuves.
La raison de cette prospérité ? Depuis une dizaine d'années, le lin est redevenu une fibre très demandée et les surfaces cultivées n'ont cessé d'augmenter. Pour la seule région normande, qui concentre 42% de la production européenne, elles sont passées de 33.000 hectares en 1995 à 48.000 en 2004, selon la Chambre d'agriculture. "Le lin est à la mode; et grâce à l'abaissement des coûts de transformation en Chine, il n'est plus un produit de luxe", explique Didier Lamerant. L'évolution a été spectaculaire. Il y a dix ans, les achats chinois à cette linière étaient pratiquement inexistants. Aujourd'hui, si les négociants qui achètent le lin teillé sont toujours français ou belges, ils agissent dans 75% des cas pour le compte de filateurs chinois, selon Didier Lamerant. Le constat est le même à Saint Pierre le Viger (Seine-Maritime) chez Terre de lin, la plus importante coopérative linière d'Europe de l'ouest. En 1995, elle a engagé un agent à Shanghai pour faire le lien avec les filateurs chinois et en 2000 un interprète pour accueillir en Normandie ses nouveaux clients asiatiques. "Aujourd'hui comme pour les autres teilleurs normands, la majorité de notre production --60%-- part en Chine", affirme son directeur commercial, Laurent Cazenave.
Avec cette nouvelle donne, les intermédiaires normands ont dû s'adapter aux pratiques commerciales des Chinois très différentes de la tradition européenne. "Dans la mentalité chinoise, tout est toujours en mouvement, et même si un contrat a été signé, la vente n'est véritablement assurée que lorsque la lettre de crédit est là", assure M. Cazenave. Les Chinois ont essayé de se passer des producteurs normands en cultivant le lin chez eux. "Mais ils n'ont trouvé aucune région comparable à la Normandie où le climat tempéré maritime, avec son alternance de soleil et d'eau, fait merveille pour le lin", soutient Didier Lamerant. Les rendements en Chine seraient jusqu'à dix fois plus faibles et la qualité très inférieure, selon lui. Pour Laurent Cazenave, les flux entre ces deux régions du monde sont aujourd'hui bien en place et il s'en félicite, même si une partie de la valeur ajoutée de la filière a quitté l'Europe. "Tout en étant dans un système mondialisé, on a réussi à assurer un revenu à nos agriculteurs et à préserver le tissu rural", dit-il. Les quotas imposés au textile chinois ne l'inquiètent pas outre mesure, même si des fibres de lin normandes devenues chemises ou vestes doivent attendre sur le port voisin du Havre une solution politique avant de retrouver leur terroir d'origine.