Déjà érodés par la concurrence des viandes blanches, les prix ont baissé d'environ 5 % depuis l'an dernier, selon les estimations de "Rybarstvi Trebon", le plus gros producteur du pays, basé à Trebon, région traditionnelle d'aquaculture. "Les prix risquent encore de chuter à cause de la concurrence du saumon", facilitée par les tarifs douaniers de l'Union européenne élargie, souligne Petr Sedlacek, le directeur commercial de Rybarstvi Trebon, qui exporte à 70% sa production annuelle (3.000 tonnes). Sans oublier la concurrence de la Pologne et de la Hongrie, les deux autres gros producteurs européens. Encore insensibles aux effets de la mondialisation, les clients ne cèderaient pour rien au monde leur place devant l'étal monté à proximité de l'étang de Bosilecky où s'affairent les pêcheurs de Rybarstvi Trebon. "Regarde ces poissons, c'est magnifique", lance un grand-père à son petit-fils, visiblement ébloui. Certains, cependant, reculent devant le prix des carpes "premier choix", 250 CKZ le kg (environ 9 euros) pour les vivantes de plus de 2 kg. Les marchands qui ont envahi les rues de Prague depuis la mi-décembre proposent des prix bien moindres -- à partir de 70 CKZ le kg (2,5 euros)-- pour rivaliser avec les saumons d'élevage vendus en supermarché, alors que près de la moitié de la production se vend pendant les Fêtes.
"La qualité de la carpe tchèque n'a rien à voir avec le saumon d'élevage, nos poissons vivent en milieu naturel", s'insurge-t-on à Rybarstvi Trebon. Sur l'étang de Bosilecky, les pêcheurs s'affairent dans la brume avec leurs barques, leurs grandes perches, leurs filets et leurs épuisettes. L'eau vidée pendant la nuit, il faut ramener les poissons au bord dans une grande nasse avant de les sortir de l'eau avec précaution. A terre, des professionnels évaluent à la main le poids des bestioles frétillantes et les répartissent dans de grands baquets d'eau. Dans le silence ouaté, seuls les moteurs des monte-charge et des camions rappellent que la scène se déroule au XXIe siècle. Dans la région de Trebon, l'élevage des carpes remonte au XVe et XVIe siècle, quand les moines creusèrent quelque 27.000 hectares de bassins aquacoles (sur 42.000 ha au total en République tchèque). Une fois pêchés, les poissons seront proposés vivants dans de grands baquets, dans les jours qui précèdent Noël. Les amateurs les conservent dans leur baignoire jusqu'à la dernière minute, les âmes sensibles les font estourbir avant de les emporter. Mais les goûts culinaires évoluent, les espaces rétrécissent et les ménagères consacrent de moins en moins de temps à la cuisine, comme le montre une étude récemment publiée par un groupe international de mobilier.
L'enjeu est de taille, sur le marché local, comme à l'exportation, alors que près de la moitié des quelque 20.000 tonnes produites annuellement en République tchèque passe les frontières. Dans le même temps, les méthodes artisanales d'élevage ne permettent guère de serrer les coûts, alors que la transformation d'un alevin en poisson commercialisable demande au moins deux ans sans complément artificiel, comme l'exigent les normes européennes. Aussi, l'Association des aquaculteurs tchèques préfère parier sur la qualité avec son label "carpe tchèque" plutôt de se lancer dans une guerre des prix, comme l'explique son président Vaclav Silhavy sur un site internet dédié. Dans ce contexte, la récente campagne lancée Greenpeace autour de la présence de phtalate dans les carpes d'élevage --pour sensibiliser au projet "Reach" de régulation des produits chimiques-- a été très mal perçue par la profession. Seule consolation, les carpes polonaises et hongroises étaient aussi visées que les tchèques.
