« Pourquoi êtes-vous venu au Space ? » C’est la question que l’on m’a posée mardi 13 septembre 2016, jour de l’ouverture du 30e salon international des productions animales de Rennes. Voici ma réponse.
« Pourquoi je suis venu au Space »
Ambiance au cœur de l’agri-sphère
Éleveur de vaches laitières en conversion bio près de Lorient, je subis la crise comme nombre d’entre nous ; fragilisé par une mauvaise année 2015, une tentative de suicide, une procédure de divorce, une chute des prix du lait, une météo épouvantable pour mon « système herbe », ma ferme est mise en liquidation judiciaire. Et comme je n’ai rien à me reprocher quant à la qualité de mon travail, je décidai de me rendre à ce fameux Space, vêtu d’un polo blanc, mentionnant ma situation… couleur jadis emblématique des condamnés au bûcher...
Alors oui, pourquoi me rendre au Space ?
- parce que ma courte carrière de paysan prend fin subitement et que j’y viens pour la dernière fois ?
- pour voir de magnifiques vaches et de rutilants tracteurs ?
- pour récupérer les 20 kg de poids perdus, en picorant des toasts dans les stands des grandes enseignes ?
- pour m’immoler devant le stand de ma banque ?
- pour glaner ici ou là un regard, une parole de compassion, qui m’aideraient à surmonter cette épreuve ?
- pour me détendre ?
- pour récupérer des lots de stylos, sacs, sceaux, porte-clefs, en souvenir ?
Ou tout simplement par défi ? Celui de montrer avec fierté à l’agri-sphère réunie, que derrière les paravents des stands et des cocktails, il y a des hommes que l’on liquide, sacrifiés sur l’autel de l’agro-business. C’est animé de l’esprit d’un Gavroche que je suis venu, avec dans la bouche non pas le goût du sang, mais bien celui de la liberté…
Tout le monde ne peut pas rentrer au Space ; certes, des places sont en vente à l’entrée, mais c’est avant tout un salon professionnel : on y pénètre sur invitation, ou plutôt devrais-je dire sur cooptation, telle l’entrée dans un noviciat. Car une fois passées les grilles du temple, le novice se dirige soit vers les accessoires du culte que sont les machines agricoles les plus modernes, soit il s’engouffre dans les différentes chapelles que sont les halls. J’emploie volontairement une métaphore religieuse, car c’est l’impression première qui m’est venue à l’esprit il y a huit ans, et qui ne m’a jamais quitté.
Je suis venu avec le goût de la liberté
Or donc, vêtu du polo mentionnant mon infamie, je déambulai dans les allées. Très rapidement, je perçus des regards curieux et gênés. J’osais briser un tabou, en affichant mon prénom, mon nom ainsi que ma condamnation. Et briser un tabou, dans la société agricole, vous condamne à mort. « Il y a des choses dont on ne doit pas parler », m’avait-on dit lorsque je témoignais sur le suicide. « Il y a des choses que l’on ne doit pas montrer », me reproche-t-on dans les allées...
Toute initiative personnelle, non revêtue du sceau du syndicat majoritaire, relève de l’excentricité, d’une volonté de me marginaliser, de me mettre en dehors de la communauté... C’est ainsi que ma présence fut perçue.
C’est dans le hall 5, le cœur du temple, que je pris le plus de plaisir… Nombre d’agriculteurs, attablés aux stands des grands groupes laitiers me regardaient avec défi. J’étais surpris du climat de quiétude qui régnait. Alors que la fureur emportait les esprits dans les campagnes quelques semaines plus tôt, les mêmes qui faisaient le siège de Laval, picoraient dans la main de leur bourreau aujourd’hui ! Et c’était partout pareil. Seuls des membres de la Confédération Paysanne sont venus manifester bruyamment dans les allées, interpellant dans leurs sommeils d’irresponsables les élus de nos coopératives. Au stand de la FNSEA/JA, j’aperçus Xavier Beulin et tout le gratin du syndicat productiviste : on me parla de l’interview que ce grand homme, vénéré de tous, avait accordé au journal La Croix, la veille, sur la question du suicide... Le sourire sur mes lèvres masquait une profonde amertume... Cependant, tout allait bien : la bataille de Laval avait été remportée haut la main, les prix étaient sauvés, « la compétitivité de nos exploitations » (refrain de la FNSEA) aussi... « Gloire à Beulin, au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », devaient chanter les anges à ce moment-là ! Ce fut ainsi toute la journée.
Me hasardant sur le gazon synthétique d’une grande coopérative, on me demanda d’enlever ce polo « ridicule et provocateur », ce que je refusai de faire évidemment ; on me tourna le dos... Le pestiféré que je suis ne devait pas se montrer...
Voilà ma journée au 30e Space. Et comme un défi n’est valable que s’il se vit deux fois, j’y retourne donc, dans la semaine.
En 30 ans, ce salon a connu bien des excentricités, mais n’avait pas encore vu celle d’un homme liquidé par la profession agricole, libre, fier, « ivre de volupté, de tendresse et d’horreur » (A. de Musset, Le Sacrifice du Poète).
Louis Ganay, simple paysan
(propos recueillis par Pierre Boiteau)