Organisation du travail et délégation
Salariat en Cuma : quels impacts sur le fonctionnement collectif ?

Pour embaucher un salarié en Cuma, il faut s'entendre collectivement sur les tâches déléguées. (©Pixabay)
Pour embaucher un salarié en Cuma, il faut s'entendre collectivement sur les tâches déléguées. (©Pixabay)

Moins nombreuses, les exploitations agricoles françaises s’agrandissent. En 2020, leur SAU était en moyenne de 69 ha, contre 42 en 2000. En parallèle, la main-d’œuvre agricole familiale est en forte diminution et l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle compte de plus en plus pour les nouvelles générations d’agricultrices et d’agriculteurs. Toutes ces évolutions accroissent le besoin de main-d’œuvre de chaque exploitation agricole.

La délégation de certains travaux à une Cuma avec salarié(s) peut être une des réponses à ces besoins. Mais plusieurs questions se posent autour de l’embauche d’un salarié, au niveau de l’agriculteur (Quelles tâches déléguer ? À quelles conditions ?), comme à celui du collectif (Quelle coordination cela implique-t-il au niveau du collectif ? Qu’est-ce que cela change en ce qui concerne le fonctionnement et la gouvernance de la Cuma ?). 

Une étude sur la délégation dans les Cuma 

Co-Agil est un projet de recherche-action multi-partenarial piloté par la FRCuma Auvergne-Rhône-Alpes et financé par le Casdar. L'ambition : faciliter le renouvellement des générations dans les collectifs agricoles. Pour accompagner les groupes sur ces questions, il propose une approche par la question du travail. En effet, au sein de ces groupes, différentes générations d’agriculteurs/trices interagissent et n’ont pas le même rapport au travail. Ce sujet peut être une porte d’entrée pour améliorer le fonctionnement des collectifs et les rendre plus attractifs. 

C’est dans ce cadre qu’ont été menés en 2022 des travaux sur le thème de la délégation du travail en agriculture. Un élève ingénieur agronome, Guillaume Rey, encadré par Caroline Mazaud, enseignante-chercheuse à l’Esa d’Angers, a étudié, dans deux Cuma du Maine-et-Loire, les modalités de délégation des agriculteurs à l’échelle de leur exploitation agricole et de celle du groupe. Parmi les résultats, ces travaux mettent en évidence les implications des différentes représentations individuelles de la délégation du travail sur le fonctionnement du collectif. 

S’entendre collectivement sur ce que l’on délègue 

Embaucher un salarié en Cuma, c’est d’abord s’entendre collectivement sur ce qui lui est délégué. « Cette délégation questionne les agriculteurs sur ce qu’ils estiment être au cœur de leur métier et les activités qu’ils prennent le plus de plaisir à réaliser. Les travaux qu’ils souhaiteront déléguer sont ceux pour lesquels ils ont le moins d’appétence, explique Guillaume Rey. Certains agriculteurs expriment aussi des réticences à déléguer des activités qui peuvent mettre en péril le cycle de production, comme le semis par exemple, et préfèrent porter la responsabilité d’un échec ». 

« Déléguer implique de ne plus avoir la maîtrise complète sur son exploitation, ce qui vient perturber la vision du monde agricole qui est de tout maîtriser de A à Z, explique Caroline Mazaud. La délégation apparaît comme une solution évidente pour les agricultrices et agriculteurs qui veulent se dégager du temps, mais il est nécessaire de définir que l’on accepte de lâcher et ce n’est pas une évidence. Tous les agriculteurs ne sont pas prêts à perdre la main sur les mêmes choses, il faut se mettre d’accord au sein du collectif sur ce que l’on va déléguer et dans quelles conditions. »

Déléguer, c'est perdre la maîtrise complète.

Et ces choix collectifs conditionnent la fiche de poste du salarié et l’intérêt du poste. « Derrière le questionnement individuel : "qu’est-ce que je suis prêt à déléguer ?", explique Caroline Mazaud, il y a en filigrane la fiche de poste du salarié. Dans la représentation de certains agriculteurs, on délègue à un salarié les tâches peu importantes. Pour d’autres, lui confier un travail intéressant permet de fidéliser le salarié. Il faut se mettre d’accord. Il y a l’enjeu de garder le salarié. Il n’est pas possible de lui déléguer uniquement les tâches les moins intéressantes ». 

caroline mazaud guillaume rey
Caroline Mazaud, enseignante-chercheuse, et Guillaume Rey, élève ingénieur, à l’Esa d’Angers. (©Trame)

Une réorganisation du collectif 

La présence de salariés entraîne des modifications dans le fonctionnement traditionnel des Cuma. « Une des missions premières du salarié de Cuma est l’entretien, illustre Guillaume Rey, un rôle habituellement tenu par les adhérents, responsables chacun d’un ou deux matériels. Mais pour certains adhérents, l’entretien n’est pas forcément une priorité. Avec un salarié, le matériel est en meilleur état, il y a moins de casse. Cela peut contribuer à réduire les risques de conflits au sein du groupe et donc un meilleur fonctionnement collectif à ce niveau. »

La montée en technologie du matériel agricole conduit aussi à des réorganisations. « Les salariés embauchés dans les Cuma sont souvent connaisseurs des matériels et vont privilégier des outils avec du numérique, par exemple, explique Caroline Mazaud. Il arrive ainsi que seule une poignée des adhérents et le ou les salariés sachent utiliser le matériel. On aboutit à une spécialisation, or au départ, ce n’était pas idée de base de la Cuma. » Le fonctionnement est ainsi modifié : les agriculteurs acceptent alors de ne pas conduire ou maîtriser les réglages d’un appareil auquel ils ont cotisé. 

La gouvernance interrogée 

Le salariat interroge aussi la gouvernance des Cuma. En étant un intermédiaire privilégié pour les adhérents, le salarié influence les décisions stratégiques du groupe. « Les Cuma sont des coopératives qui reposent sur le principe 1 homme - 1 voix, explique Caroline Mazaud. Avec l’embauche d’un salarié, qui devient référent pour les casses, les plannings, qui peut faire des recommandations sur l’achat d’un matériel, ce principe peut être perturbé… Même s’il ne participe pas au vote, son avis compte énormément, on s’appuie sur lui. L’embauche d’un salarié interroge donc la manière de prendre les décisions. »

L'avis du salarié compte énormément.

Intégrer ces connaissances dans les outils d’accompagnement 

L’embauche de salariés dans les Cuma, qui permet de dégager du temps pour les agriculteurs, soulève beaucoup de questions. Elle interroge les représentations individuelles du travail, ce que chacun est prêt à déléguer et la manière dont les membres du groupe se coordonnent. « Notre ambition dans Co-Agil est d’intégrer les connaissances produites sur la délégation dans des dispositifs pour accompagner les groupes d’agriculteurs. »

Deux outils pour accompagner la délégation

Aurélie Garcia-Velasco est chargée de mission environnement-machinisme à la FRCuma Ouest et membre du projet Co-Agil. Elle partage deux outils déjà utilisés dans les Cuma de l’Ouest pour accompagner la délégation et comment ils pourraient être utilisés dans des dispositifs d’accompagnement collectif. 

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Aurélie Garcia-Velasco, chargée de mission environnement-machinisme à la FRCuma Ouest et membre du projet Co-Agil. (©Trame)

Au cours des trois dernières années, les Cuma de l’Ouest ont travaillé sur deux outils pour accompagner les réflexions individuelles des agriculteurs sur la délégation : 

  • un guide d’entretien pour identifier les tâches délégables

Darteq est un projet porté par la chambre régionale d’agriculture de Normandie et le réseau Cuma Ouest. Dans ce cadre, en 2020-2021, les partenaires ont élaboré un guide d’entretien qualitatif pour accompagner une agricultrice ou un agriculteur dans l’identification des tâches potentiellement délégables. « Ce questionnaire s’utilise lors d’une séquence d’une heure trente entre le conseiller et l’agriculteur », explique Aurélie Garcia-Velasco.

L’entretien démarre par un état des lieux de la situation actuelle de l’exploitation, puis les évolutions à venir, puis se poursuit par une analyse de la main-d’œuvre disponible et de l’environnement de l’exploitation. Enfin un classement des tâches « délégables » est réalisé pour préparer un plan d’action. « L’idée de ce questionnaire n’est pas de signer à la fin une délégation à la Cuma. Il faut voir par la suite si cette dernière est possible au niveau du ou des salariés Cuma, s’il y a des disponibilités ou si la délégation demande une embauche. Cet entretien permet d’amorcer la réflexion de l’agriculteur. »

En complément de ce questionnaire qualitatif, l’outil Mécaflash Travail peut être utilisé pour identifier le coût et les bénéfices de la délégation. 

  • la calculette Mécaflash Travail pour évaluer les coûts et le temps dégagé 

« Quand on aborde la question de la délégation, les premières réflexions sont souvent "Combien cela va-t-il me coûter ?" ou encore "Je voudrais déléguer mais ça va me coûter cher…?", explique Aurélie Garcia-Velasco. Afin de pouvoir lever vite cette question, le réseau des Cuma de l’Ouest a élaboré l’outil Mécaflash Travail. » En renseignant les cultures et travaux de l’agriculteur, cette calculette permet d’afficher des repères de coûts, mais aussi d’évaluer le temps gagné grâce à la délégation.

« Le remplissage prend une quinzaine de minutes, mais l’utilisation de l’outil doit être accompagnée par un conseiller pour mener avec lui une analyse. » Après une période de tests, cet outil est diffusé largement dans le réseau Cuma Ouest depuis 2022. Pour y accéder, il faut se rapprocher de la fédération des Cuma de son secteur : il s’utilise dans le cadre d’un accompagnement par la fédération des Cuma de proximité, accompagnement qui peut être demandé par tout agriculteur, adhérent de Cuma ou non. 

« Ces deux outils sont des diagnostics individuels, mais ils peuvent se réaliser chez tous les membres d’un groupe et être ainsi utiles pour prendre des décisions collectives. Nous pourrions les mettre en œuvre par exemple dans le cadre du projet Co-Agil pour des groupes qui se questionnent sur le travail?: une Cuma qui se pose la question d’embaucher ou encore un groupe qui a un salarié mais qui n’est pas sollicité par tous. » 

N.B. : article rédigé par Agnès Cathala de Trame, paru dans la revue Travaux&Innovations n°292 de novembre 2022.

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