La colère agricole qui s’est exprimée il y a quelques mois traduisait une crise profonde, celle « d’une profession qui se voit dans l’incapacité de faire » et se trouve « dans l’incertitude », rappelle le sociologue François Purseigle, spécialiste des mondes agricoles. Revenus, reconnaissance, normes, qui figuraient parmi les principales revendications, ont pour dénominateur commun un puissant sentiment d’injustice.
« On a répondu aux injonctions de l’État, des consommateurs, pour se retrouver avec une dégradation de l’économie : nos produits, on n’arrive plus à les vendre », déplore Jean-Baptiste Gilbert, secrétaire général de JA Occitanie. Réuni à Poitiers le 6 juin, le syndicat national de Jeunes agriculteurs s'est demandé comment, après les mobilisations, "transformer la colère en engagement".
Car aux racines de ce dernier se trouve en effet « un profond sentiment d’insatisfaction », et un décalage, car « on choisit ce métier, on ne le subit pas, et c’est parce qu’on l’a choisi que ça apparaît encore plus injuste », insiste François Purseigle.
Une redevabilité propre au monde agricole
Pour le psychiatre Jonathan Ahovi, c’est même « un mandat » que les enfants d’agriculteurs reçoivent. « Ils se sentent appelés avant de choisir et sont très préoccupés par la façon dont ils vont transformer ce qu’ils ont reçu de leurs parents qui eux-mêmes l’ont reçu de leurs parents ».
Et si les exploitants « non issus du monde agricole », de plus en plus nombreux, pourraient se sentir exemptés de ce fardeau, il ne faut pas oublier qu’ils rentrent peut-être encore plus par passion dans le métier, car c’est un domaine qu’ils ne connaissaient pas, ajoute le ministre de l’agriculture qui, engagement politique oblige, n’a eu qu’une parole publique retenue sur les dossiers en cours, en raison du devoir de réserve qu’implique la proximité des élections européennes.
Quoiqu’il en soit, « Nima ou issus de parents agriculteurs, on a forcément un héritage parce qu’on travaille sur la terre, on a la mission de nourrir le peuple. Et à la différence d’une entreprise commerciale standard, on s’engage a priori sur une carrière », insiste Jean-Baptiste Gilbert.
Une crise de l’engagement ?
Pour autant, la passion teintée d’insatisfaction des jeunes agriculteurs ne les mène pas toujours, loin s’en faut, vers l’engagement syndical. À quelques mois des élections aux chambres d’agriculture, il n’est pas inutile d’en rechercher les causes.
« Il y a eu clairement une modification des aspirations à la vie de ma génération, on n’a pas envie d’être sacrifiés sur l’autel de notre travail », témoigne le secrétaire général de JA Occitanie. D’autant qu’en parallèle, « les engagements professionnels sont en concurrence avec d’autres engagements, comme les clubs sportifs, la vie de couple, le comité des fêtes, qui permettent de voir plus concrètement le fruit de son engagement », explique François Purseigle.
Cependant, il serait faux de croire à une crise des vocations, poursuit-il. « On s’engageait plus facilement quand on devait créer la Cuma du coin, il est moins motivant de s’engager pour mettre ses pas dans ceux de ses parents », développe le sociologue, dont la thèse achevée en 2003 portait sur l'engagement des jeunes agriculteurs dans les organisations professionnelles agricoles.
Rendre les organisations agricoles plus malléables
François Purseigle estime ainsi que les organisations agricoles, dans leur forme actuelle, ne sont plus adaptées aux attentes de ceux qui souhaitent s’engager. « Il faut que les organisations, au-delà des particularismes, arrivent à accompagner la diversité des modèles d’exploitation, et que l’organisation même de la profession soit repensée au regard des changements de rythme des exploitations, que les organisations soient plus poreuses socialement, plus malléables, plus façonnables : pour que les jeunes retrouvent du sens, il faut qu’ils aient la main et la capacité de restructurer ce paysage syndical, qui reste une force pour la profession agricole », explique-t-il.
C'est, en substance, ce que confirme Pierrick Horel, nouveau président de Jeunes Agriculteurs. « On a besoin de se sentir à l'aise dans ces instances pour porter notre vision », autrement dit, les places honorifiques ne suffiront pas à susciter l'engagement. Sans compter qu'en parallèle, le syndicalisme agricole est victime d’une défiance plus générale qui touche les représentants politiques. « C’est plus compliqué pour nous de faire du syndicalisme avec cette crise qu’il y a 20 ans », reconnaît Pierrick Horel.
Pour lui, l’un des défis de la nouvelle mandature sera donc de mieux communiquer auprès des adhérents, et de défendre les acquis, surtout en vue des élections aux chambres d’agriculture. « N’ayons pas peur de ce qu’on a défendu. Même si on est challengés par d’autres syndicats, on va porter notre voix », affirme-t-il.
Et si les élus agricoles s’exposent, comme les politiques, aux nombreuses critiques de ceux qui voudraient que les choses avancent plus vite, même Marc Fesneau reconnaît les atouts du syndicalisme de la FNSEA et de JA qui ont relayé de façon efficace les doléances du terrain pendant la crise. Car on peut y trouver des vertus sociales, festives ou d’exutoire mais surtout, « l’engagement sert au collectif à organiser la demande pour ensuite la confronter à ceux qui dirigent », rappelle le ministre, dont on peut difficilement mettre en doute l'expérience en la matière.