Au lendemain de l'invasion russe de l'Ukraine, la peur du manque et la flambée des cours des matières premières agricoles ont propulsé l'argument de la souveraineté alimentaire en tête des priorités de nombreux États exportateurs, de l'Inde à l'Argentine.
Cette impulsion a conduit à des réponses diverses, allant de mesures protectionnistes - comme l'embargo indonésien sur les exportations d'huile de palme - à des décisions aussi radicales que symboliques, comme la remise en culture des jachères dans l'Union européenne.
Pour David Laborde, la « souveraineté alimentaire » est une notion « devenue très populaire » mais fourre-tout, qui s'apparente souvent à un « repackaging de l'autosuffisance alimentaire ».
Ce dernier concept est problématique, estime-t-il, parce que « le fait de ne pas importer ne signifie pas que votre population est bien nourrie - un pays comme l'Inde, qui se dit autosuffisant, est confronté à des problèmes de malnutrition chronique ».
« Mesures protectionnistes »
« Combien de pays dans le monde pourraient dire : "Moi je suis capable de produire tout ce dont ma population a besoin toute l'année, à un coût économique et environnemental raisonnable, c'est-à-dire sans détruire mes réserves en eau ou déforester de manière sauvage" ? », interroge le chercheur, qui ne voit guère que le Brésil pour y prétendre.
Le discours sur la souveraineté alimentaire, qui met en avant la question de la dépendance extérieure, relève souvent d'une « forme de populisme », selon l'économiste, alors même qu'il ne répond pas, par exemple, à l'objectif de santé alimentaire - « On peut être souverain alimentairement et avoir une population obèse ».
Il relève aussi le paradoxe de voir un pays comme la France, grand producteur agricole et premier bénéficiaire de la politique commune européenne, se doter d'un « ministère de la souveraineté alimentaire » : ce pays est globalement « maître de ce qu'il met dans l'assiette de ses habitants ».
Les mesures protectionnistes prises au nom de la souveraineté peuvent être contreproductives : « ce n'est pas parce que vous empêchez l'exportation de blé en Argentine, que les exportateurs vont se mettre à vendre à bas prix. Sur le marché local, certains vont simplement stocker ».
« Quand vous arrêtez d'exporter, les plus impactés sont les petits producteurs. À Jakarta, on a vu des milliers de producteurs manifester contre l'embargo sur les exportations d'huile de palme. Et quand les exportations ont repris, les prix ont chuté. Ces mesures-là ont tendance à sacrifier l'agriculture ».
« Sécurité alimentaire mondiale »
Dans un monde interconnecté, plus que la souveraineté, la « sécurité alimentaire » offre « un concept clair », « objet d'un consensus international ». La sécurité alimentaire repose sur quatre piliers selon la définition reconnue par l'ONU depuis 1996 : « la disponibilité (être sûr qu'on produit assez de nourriture), l'accès (être sûr que les gens ont les moyens économiques d'y accéder), la stabilité (qui garantit l'accès à tout moment) et la question de l'utilisation (qui inclut la notion de qualité nutritionnelle et sanitaire) ».
Les pays fragiles dépendent du commerce mondial pour nourrir leur population. Cette dépendance va s'accroître avec la multiplication des chocs climatiques. La crise du Covid a en réalité montré « la performance du commerce international agricole », estime David Laborde. « On a vu des échanges records entre le Brésil et la Chine et pourtant les gens à Shanghai avaient faim », parce qu'on a fait face à une crise de la distribution plus que de l'offre.
Avec la guerre en Ukraine, les mêmes questions se sont posées face au rationnement de l'huile de tournesol en Espagne ou du pain au Caire. L'inquiétude de l'Europe, tempère-t-il, repose sur un argument valable : « si l'UE produit moins, elle pourra moins contribuer à la sécurité alimentaire mondiale ».
« Mais si vous subventionnez l'agriculture en Europe, pour après vendre à bas prix sur les marchés mondiaux et donc détruire l'agriculture d'autres pays, vous n'aidez pas ces autres pays à développer une sécurité alimentaire », souligne le chercheur, qui plaide pour investir dans la recherche sur les cultures locales.