Jean-Christophe Debar : Le revenu agricole avait atteint un niveau record en 2022 et a baissé de 25 à 30 %, en termes réels, entre 2022 et 2024. Ce sont surtout les productions végétales qui sont touchées, et particulièrement les grandes cultures. Les producteurs de blé, maïs et soja ont des marges négatives depuis un an ou deux.
Cela s’explique par des mécanismes très comparables à ce qu’on a eu en France : chronologiquement, d’abord un enchérissement des intrants, des engrais en particulier. Ça n’a pas été trop problématique dans un premier temps, parce que les prix étaient élevés. Les intrants ont cessé d’augmenter, mais les prix ont dégringolé.
Deuxième point : la balance commerciale. Depuis maintenant à peu près 2019, sauf exception une année, les États-Unis semblent être rentrés dans un déficit structurel de leur balance commerciale agricole et agroalimentaire, et on annonce pour 2025 un niveau record de ce déficit.
Ces dix, quinze dernières années, on voit une forte progression des importations de produits transformés à haute valeur ajoutée. L’économie américaine se porte globalement bien, ça a bénéficié à la demande.
Du côté exports, les États-Unis exportent en majorité des produits peu ou pas transformés, dont l’exportation est beaucoup plus concurrentielle sur les marchés mondiaux, qui sont par nature beaucoup plus fluctuants. Malgré ces variations, les exportations arrivaient jusqu’à présent à compenser la progression régulière des importations, mais ça n’a pas été le cas ces dernières années.
Même si les États-Unis semblent être entrés structurellement en déficit dans le secteur agricole et agroalimentaire, cela ne met pas du tout en danger leur sécurité alimentaire. Mais symboliquement, politiquement, ça peut peser.
Les quelques éléments qu’on a, montrent que le vote traditionnellement favorable à Trump de la part du monde agricole s’est encore accentué. Dans les comtés qu’on considère statistiquement comme les plus dépendants de l’agriculture, Trump a recueilli 78 % des voix, il en avait 76 % en 2017.
Par certains côtés, c’est un gros paradoxe. Deux éléments ne favorisent a priori pas franchement les agriculteurs. Je pense à la guerre commerciale que Trump souhaite remettre en œuvre, contre la Chine, mais pas que. C’est embêtant, parce que l’agriculture américaine dépend beaucoup des exportations, en particulier les producteurs de grandes cultures, et la Chine se situe régulièrement parmi les trois premiers pays clients des farmers américains.
Le deuxième point, sur lequel Trump a beaucoup insisté ces dernières semaines, c’est le fait qu’il veut expulser les sans-papiers. Or les travailleurs clandestins représentent 40 % voire 50 %, de la main-d’œuvre employée sur les exploitations et dans l’industrie agroalimentaire, en particulier les abattoirs.
Ce qui séduit les agriculteurs, c’est le positionnement sur la règlementation environnementale au sens large. S’ajoute à cela le fait que les Démocrates se sont, à mon avis, enfermés dans un positionnement dit progressiste, mais sur un mode urbain, pas du tout rural. Idéologiquement, culturellement, c’est quelque chose que les agriculteurs américains ont du mal à avaler.
Et face à la possibilité de rétorsions aux exportations et d’expulsions de clandestins, ils sont assez confiants dans le fait que Trump prendra des mesures rectificatives. Il y a aussi un sentiment, je ne sais pas s’il faut l’appeler nationaliste ou patriote : Trump veut « make America great again », ce qui peut séduire un électorat traditionnellement assez conservateur.
Fin décembre, le Congrès a voté in extremis une loi pour éviter un shutdown, une suspension des financements de l’État fédéral. Cela reporte le problème jusqu’à la mi-mars. En même temps, des aides massives ont été déclenchées pour les agriculteurs.
Environ 21 milliards sont débloqués pour le paquet des calamités agricoles (ouragans, sécheresses, inondations), et puis il y a un paquet « assistance économique », de 10 milliards de dollars. Au total, les 31 milliards couvrent en gros les trois quarts de la perte de revenus entre 2022 et 2024.
Cette loi de fin décembre étend aussi le farm bill jusque septembre 2025, après une première extension jusque septembre 2024. Cela donne neuf mois au nouveau Congrès pour arriver à voter une nouvelle loi. Le gros changement, c’est que les Républicains ont maintenant le contrôle des deux chambres. Il peut y avoir des désaccords sur certains dossiers, mais ils ont une capacité supérieure à faire passer leurs idées.
Et leurs idées, très globalement, en agriculture, c’est renforcer le filet de sécurité. Je pense qu’on peut s’attendre à un renforcement des prix de soutien en grandes cultures. Encore faut-il trouver l’argent pour ça. L’argent, les Républicains voudraient notamment le prendre sur les programmes d’aide alimentaire.
L’administration Biden avait privilégié les programmes permettant aux agriculteurs d’émettre moins de CO2. Les Républicains n’aiment pas trop ça et pensent que l’argent qui reste sur ces programmes doit aussi être mis sur le filet de sécurité ou sur des mesures agroenvironnementales plus générales.
Pratiquement dès son arrivée, Trump avait lancé une guerre commerciale contre la Chine, qui s’est traduite de la part de la Chine par des mesures de rétorsion contre les exportations de graines de soja américaines essentiellement. Avec des artifices réglementaires et administratifs, Trump a pu contourner le Congrès pour verser des milliards de dollars d’indemnisation aux agriculteurs.
Après, ça a évolué. Un accord était censé mettre fin à la guerre commerciale : la Chine s’engageait à acheter de plus en plus de produits américains, y compris des produits agricoles. Mais le mandat de Trump s’était achevé sans que ces promesses aient été tenues. L’accord va-t-il être réactivé avec le retour de Trump ? C’est une possibilité.
Il y a aujourd’hui énormément d’incertitudes. Trump a agité la menace de droits de douane additionnels sur ses principaux partenaires commerciaux, la surtaxe pourrait aller jusque 60 % pour la Chine. Il semble — mais on va voir, tout est possible avec Trump — que ça soit plutôt agité pour forcer à négocier. C’est en tout cas la stratégie avec l’Europe.
Cette question de guerre commerciale éventuelle pourrait particulièrement affecter les exportations agricoles ou agroalimentaires parce que dans ce domaine, l’Europe a un gros excédent avec les États-Unis : 23 milliards en 2024, selon les statistiques américaines.
Ça fait en réalité des années que les États-Unis dénoncent cette situation. Il y avait un projet d’accord de libre-échange entre l’UE et les États-Unis, qui avait d’ailleurs buté sur l’agriculture et l’agroalimentaire.
Si la stratégie de Trump se durcit à l’égard de ce déficit commercial que les États-Unis ont avec l’UE, on peut imaginer que cette stratégie passe côté américain par certains produits particulièrement visés, ou par une surtaxe générale, on ne sait pas encore. Malheureusement pour nous, c’est envisageable.
Comment l’administration Trump pourrait-elle se positionner sur la question des biocarburants ?
C’est un sujet assez compliqué car il y a plusieurs éléments qui ne vont pas forcément dans le même sens. D’un côté, Trump est plutôt contre les subventions environnementales, de l’autre on a vu que les biocarburants n’ont pas été trop maltraités sous sa première présidence.
Aujourd’hui, près de 40 % de la production US de maïs sont utilisés pour le bioéthanol, et environ 50 % de l’huile de soja pour des usages de biocarburants. Donc il y a un enjeu énorme !
La première question, c’est quelles seront les obligations de mélange (volumes de biocarburants dans les carburants pétroliers) annoncés par l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) dans les prochaines années, compte tenu des incertitudes autour de la politique environnementale de l’administration Trump.
Pour lui, climatosceptique, il faut probablement en faire beaucoup moins pour le climat, donc favoriser encore plus la production d’hydrocarbures. Dans le même ordre d’idées, alors que Biden avait resserré les critères d’émissions de CO2 des véhicules de façon à privilégier l’électrique, Trump a annoncé qu’il allait revenir là-dessus.
Une nouvelle aide fiscale doit normalement entrer en vigueur sur la période 2025-2027 : le crédit d’impôt 45Z, applicable à la production de carburant bas carbone, y compris pour l’aviation.
Les biocarburants seraient donc concernés par ce crédit d’impôt ?
Les biocarburants actuels pourraient potentiellement bénéficier de ce crédit, mais il faut prouver qu’ils réduisent d’au moins 50 % les émissions de CO2 par rapport aux carburants pétroliers. Mais comment doit être calculée exactement l’émission liée à la chaîne des biocarburants ? Comment quantifier les émissions au niveau agricole ?
Tout ça n’est pas encore précis, donc on ne sait pas exactement de quel montant de crédit les biocarburants pourraient bénéficier. Et c’est l’administration Trump qui va se charger de la suite : il n’est pas impossible que le projet d’application du crédit 45Z soit abandonné et qu’une nouvelle loi soit débattue au Congrès.
Je pense que les biocarburants seront effectivement éligibles à ce crédit d’impôt, mais jusqu’à quel niveau ? Je vois mal l’administration Trump prendre des décisions vraiment défavorables aux biocarburants. Il faut aussi voir que ça fait vivre beaucoup de monde, c’est une agro-industrie, ça entre aussi dans l’idée de réindustrialiser les États-Unis.
La conjoncture internationale est bien différente, et les mêmes questions — je pense à la guerre commerciale, aux mesures de rétorsions et à leurs conséquences – peuvent donner lieu à des réponses très différentes d’il y a cinq ou six ans.
Notamment compte tenu de la situation en Europe qui n’est pas brillante, de la guerre russo-ukrainienne, de la rivalité avec la Chine qui n’a cessé de se renforcer puisque les Chinois semblent essayer de relancer leur croissance économique via l’exportation, en inondant encore plus les marchés mondiaux de tous leurs produits, pas seulement agricoles.
Et puis bien sûr, sur le plan militaire, on peut citer l’alliance Chine-Russie, les ambitions stratégiques de la Chine dans le Pacifique et les tensions sur Taïwan. Et la question de l’Afrique, aussi. On voit bien que la Russie a poussé ses pions et que la France en est partie.
C’est intéressant de le signaler : la politique africaine des États-Unis est depuis longtemps soit inconsistante, soit peu claire. C’est très curieux, on sent qu’il n’y a pas véritablement de stratégie bien échafaudée, solide. Ce n’est pas une priorité affichée. Or, ce sont potentiellement de gros débouchés, notamment pour les produits alimentaires.
Ce sont aussi des zones de tensions géopolitiques avec la Chine et la Russie, et ce croisement entre stratégie géopolitique et économie agricole serait un sujet à explorer.
