Franck Durocher est installé sur une exploitation bio de 285 hectares, dans la plaine de Caen. Outre un troupeau de 50 vaches allaitantes de race charolaise, la ferme est orientée grandes cultures diversifiées, dont une vingtaine d’ha de lin, et 10 à 15 ha de chanvre. Mais en 2025, les surfaces ont été réduites sur la zone de la coopérative en raison d’un manque de disponibilités en semences. « Le chanvre étant de la famille du cannabis, les semences sont très réglementées, et il n’y a qu’un obtenteur, HEMP-it, explique-t-il. Nous utilisons les variétés Uso et Santica, qui peuvent également être exploitées dans les filières industrielles matériaux. Face à l’engouement pour cette culture et un faible rendement semences en 2024, il y a eu une pénurie de semences. »
Du matériel spécifique
La culture du chanvre textile a commencé, pour la coopérative à laquelle Franck est adhérent, par une rencontre avec Lin et Chanvre Bio (LC Bio), une association qui vise à structurer la filière textile lin et chanvre. Lorsque la sucrerie de Cagny a fermé en 2019, la production de betteraves sucrières s’est arrêtée, ce qui a poussé certains agriculteurs à chercher une nouvelle culture. Le président de la coop de Villons-les-Buissons et LC Bio ont alors mis en place des parcelles d’essai, coupées à la main. Les essais sont satisfaisants, et quelques agriculteurs, dont Franck, se lancent dans l’aventure.
« L’un des principaux freins, partiellement levé, c’est celui du matériel, pointe-t-il. Le chanvre textile mesure 2 à 2,2 mètres, et pour obtenir des fibres longues, il faut récolter des brins de 90 à 100 cm et les aligner, parallélisés, sur le sol. » Comme le lin textile, le chanvre a besoin de reposer au sol pendant quelques semaines, après la fauche, pour une phase appelée rouissage, au cours de laquelle les parties organiques de la plante se détachent de la fibre textile.
« Des fibres textiles longues, d’environ 1 m, se vendent entre 4 et 5 € le kilo, tandis que les fibres courtes se vendent entre 0,5 et 1 € le kilo » explique-t-il. Dès lors, récolter les fibres sans les briser est primordial pour assurer la rentabilité de la culture. « Sur les premiers essais, nous bricolions une faucheuse/paralléliseuse chinoise, et obtenions 10 à 12 % de fibres longues à la tonne de chanvre. En 2021 est commercialisée une faucheuse spécifiquement dédiée au chanvre fibre, et nous atteignons maintenant des ratios de 18 à 21 % de fibres longues. »
Mais la Sativa FL20, développée par Hyler, coûte autour de 600 000 euros, un montant prohibitif pour nombre d’agriculteurs. Un investissement pour une Cuma locale, rendu possible par le soutien de l’agence de l’eau Seine Normandie, les cultures de chanvre étant bénéfiques aux aires de captage, puisqu’il ne requiert ni produits phytosanitaires ni fertilisants. L’absence totale de besoin d’intrants fait justement du chanvre une culture intéressante, sur le plan des économies de charges, mais aussi sur le plan agronomique et environnemental. « Sur une rotation classique de sept ans, cela constitue un très bon précédent au blé, et son autre avantage est de doubler la surface en culture de fibres, puisque le lin ne doit revenir que tous les six à sept ans. »
Une culture sensible aux écarts de sol
Le chanvre a besoin d’eau au moment de son implantation, et de bonnes terres bien structurées. « Les terres à moindre potentiel ne sont pas recommandées, insiste Franck. Nous avons fait des essais dans des terres à lin d’hiver, moins profondes et avec moins de réserve utile, et les résultats sont sans appel. » Le chanvre est particulièrement sensible aux écarts de sol, il requiert un bon équilibre entre potasse et phosphore, mais pas trop d’azote, sans quoi la végétation se développera au détriment de la tige.
Après l’implantation, il rencontre une phase critique début mai, lorsqu’il est en croissance rapide. Il est alors très sensible au vent, à l’orage, à la verse, pendant deux à trois semaines. « Une fois qu’il a fait sa couverture de sol, il a une meilleure conservation de l’humidité du sol et moins d’évaporation que le lin, pointe l’agriculteur. Il peut alors aller sans problème jusqu’à la récolte. » Le chanvre est fauché fin juillet, puis parallèlement déposé au sol en deux nappes, il subit une phase de préfanage sous l’effet du soleil. « Enfin, pour que le rouissage fonctionne, il faut une alternance de pluie et de soleil » explique France. Un épisode de pluie est attendu, et dès le prochain épisode sec, le chanvre de la campagne 2025 pourra être enroulé. Les fibres sont alors enroulées et stockées chez les agriculteurs, jusqu’au teillage, où elles sont séparées du bois des tiges, avant d’être livrées aux industriels du textile. Si l’association Lin et chanvre Bio rassemble agriculteurs, teilleurs, filateurs, tisseurs et confectionneurs français, l’essentiel des acheteurs sont chinois. Mais les filières françaises et européennes tentent de résister.
D’un point de vue économique, « le chanvre textile constitue, comme le lin, un poumon économique pour la ferme », estime Franck. Avec en moyenne 1,1 tonne de fibres longues de chanvre récoltées à l’ha, la recette d’un agriculteur se situe entre 4 000 et 5 000 €/ha. « Dans le secteur, les meilleurs résultats ont atteint 1,9 t/ha ». Mais le chanvre est aussi une culture coûteuse : « le semis représente un poste élevé de dépense, détaille Franck. Alors que les doses pour les filières industrielles sont de 45 à 50 kg de semences par ha, nous sommes à 90 kg/ha. L’objectif est d’atteindre 450 grains semés au m², pour avoir de la finesse dans les tiges. » À 5,5 €/kg la semence, cela représente près de 500 € de semences par ha. Le fauchage est facturé entre 550 et 650 €/ha, le soulevage et le retournage des fibres, en cas de forte humidité, coûtent respectivement 110 €/ha et 45 €/ha, tandis que l’enroulage est facturé une dizaine d’euros la balle, soit près de 300 €/ha. Des coûts qui ne font pas peur à Franck ni à sa coopérative. Sur 2 000 ha implantés en France en 2025, la coop de Villons-les-Buissons a implanté 650 ha. « Si nous n’avions pas été bridés sur les semences, nous serions montés jusqu’à 1 000 », affirme l’exploitant.